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mon propre compte, il me suivit dans mon jeu. Pendant une heure, la chance nous favorisa ; après quoi il y eut des hauts et des bas. À 11 heures, je lui dis que je m’en tenais là. Mais lui, à toute force voulait continuer ; une pâleur étrange avait remplacé le ton rouge violet de sa figure, ses yeux étaient comme deux lumières ardentes. Je le voyais bien pris ; mais tout de même je l’emmenai ; il voulait me payer n’importe quoi, pourvu que ce fût extraordinaire et à n’importe quel prix. Alors je lui dis : « Mon ami, le bonheur n’est pas éternel, et la chance encore moins. Quand on vient d’avoir eu un bon quart d’heure, le mieux est de prendre un modeste verre de bière, d’aller rêver dans son lit et de continuer de croire que l’on gagne toujours… »

Le lendemain, en arrivant pour le déjeuner, je remarquai que notre table, contrairement à nos habitudes, portait des coupes à champagne. Mon ami le Russe me dit que c’était lui qui offrait ce bon vin de France à tout le monde à l’occasion de mon départ, et ajouta qu’il n’avait jamais pu arriver à compter les louis qu’il avait gagnés la veille aux petits chevaux…

Tout le personnel des clients de l’hôtel prit avec plaisir sa part de ces libations extraordinaires et une franche gaîté régnait à la fin du repas. Mais il y avait un secret, dont personne ne se doutait, c’est que ce jus vermeil qu’on venait de déguster était dû à la chance venue de la corde du pendu que j’avais découvert huit jours auparavant sur la route de Marlioz.