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ment entre les grands arbres, Villennes d’un côté et les îles de l’autre.

Mon maître ne parlait pas, il pensait ; son regard rêveur derrière son pince-nez se promenait sur toutes ces belles verdures, sur ces fleurs qui garnissent les berges riantes du fleuve. Après avoir dépassé Villennes, il me montra une maison :

« Reconnaissez-vous cela ? » Je lui répondis : « Oui, c’est la maison de M. Zola. » Mon maître reprit :

« Il se donne un mal de tous les diables. Ne s’est-il pas mis dans la tête de faire un roman sur chaque catégorie d’ouvriers ? C’est une vraie corvée qu’il s’impose là ; et puis, enfin, un romancier de talent ne doit pas faire de ces choses-là. J’y ai souvent pensé ; selon moi, un écrivain ne doit écrire que ce qu’il ressent ; pour bien rendre une chose, il faut l’avoir vue et comprise. Je dirai même : il faut plus que la sentir, il faut l’aimer ou la détester, être en somme imprégné des moindres détails de son sujet et les voir bien distinctement, en un mot, les avoir étudiés à fond. Ce n’est pas moi qui suivrai Zola dans cette voie. Je ne veux écrire que ce qui me plaît, sur un sujet qui m’intéresse. Je veux garder le genre que j’ai adopté, et conserver mon cachet personnel. Après-demain, Zola et Hector Pessard, qui habite Triel avec sa mère pendant une partie de l’année, viendront déjeuner à la maison… »

Nous arrivons au pont de Triel, mon maître me prit les avirons, car je ne tirais pas assez fort à son gré. Comme nous passions en face de la propriété de M. Pessard, je crois qu’il eût été honteux d’être vu marchant à une pareille allure, surtout filant au cours de l’eau. Question d’amour-propre.

Le surlendemain, au déjeuner, mon maître avait