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je suis ici depuis tant d’années, seule, absolument seule, avec ma bonne, au milieu de cette végétation sauvage, en face de cette immensité bleue — elle me montrait la mer — mais je l’aime bien tout de même ; les seules distractions que j’ai me viennent d’elle, son va-et-vient, les bateaux qui passent. Je n’ai qu’elle et la voûte céleste pour confidents, je ne me lasse jamais d’admirer les innombrables étoiles qui se reflètent dans cette glace immense et incomparablement belle. Pour moi, rien que pour moi. Dans cette possession je me complais à retrouver un peu de mon ancienne vanité. L’hiver, par exemple, lorsqu’il fait grosse mer, on entend ici des bruits étranges ; mais j’y suis faite et heureusement pour moi j’ignore la peur.

« Mais tout cela ne vous donne pas la raison de ma présence ici. Eh bien, monsieur, voici :

« Quand Napoléon III régnait sur notre chère France, j’étais une grande dame de Paris ; mes relations et celles de ma famille me permirent de voir de loin les calamités publiques qui menaçaient mon cher pays. Je me mis en campagne, essayant d’ouvrir les yeux au gouvernement ; on ne voulut pas m’écouter ; je criais alors plus fort et j’écrivis… On m’arrêta… Malgré tout, je ne pus me taire ; je fus condamnée à la relégation.

« Voilà, Monsieur, mon histoire. Mais Napoléon, homme d’esprit quoi qu’on en ait pu dire, n’avait qu’un défaut, c’était d’être malade, il avait toujours un caillou qui poussait l’autre. » Ce disant, de son pied, elle faisait rouler des petites pierres qui couvraient le chemin en cet endroit. « Napoléon, continua-t-elle, connaissant mon amour pour ma patrie, m’accorda de rester ici en terre française, à une condition, c’est que je ne quitterais jamais ces lieux et ne révélerais jamais à