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En déjeunant, M. de Maupassant me regarde et me dit : « Mais vous aussi, François, vous paraissez malade ? » Je réponds : « Oui, j’ai toujours mal à l’estomac et j’ai le sommeil très agité. — Eh bien, si vous voulez, cette après-midi, je vous emmènerai à Carthage en voiture ; nous prendrons notre chienne Tahya[1], on la laissera courir, cela lui fera du bien. »

Lorsque notre voiture partit, la chienne paraissait toute joyeuse, elle faisait des gambades folles. Mais à peine étions-nous arrivés à un quart d’heure des portes de la ville qu’elle aperçut un troupeau de moutons. Elle se mit à fuir de toute la vitesse de ses jambes. Monsieur, surpris, me fit remarquer qu’elle marchait plus vite que le train italien qui allait vers la Goulette.

Carthage fut une vraie déception pour mon maître ; plus rien n’existe, que quelques traces de murs et des pierres restées pêle-mêle sur le sol. Quelques brindilles d’herbe poussent entre les cailloux.

Plus le moindre vestige du palais de Salammbô, ni de l’emplacement du bois de sycomores ni du champ des roses. Maintenant, ce n’est qu’une plaine… Mon maître ne parle pas, son esprit est absorbé sans doute par les événements dont ce lieu fut le théâtre. Il évoque peut-être Salammbô subissant l’influence de Tânit, il revoit son arrivée sous la tente de Mathô, et la surprise de ce barbare…

Enfin il dit : « Quoique plus rien ne subsiste, on a l’illusion de sentir encore l’air chargé des parfums des citronniers et des cyprès… » Puis, plongeant son regard au loin, sur la mer bleue, il ajoute… « Elle était loin l’île imaginaire que Mathô, dans son délire d’amour,

  1. (1) Chienne de la race des sloughis, lévriers arabes.