Dans le domaine des lettres, comme ailleurs, il faut peu de mauvais pour détruire beaucoup de bon. Un seul mot malheureux suffit quelquefois pour gâter un ouvrage, un roman surtout. Que devons-nous donc penser d’un livre qui renferme des pages entières d’une immoralité profonde ?
Non seulement le roman de M. Lemay porte atteinte aux bonnes mœurs, mais il ne respecte pas toujours les bons principes, ce qui est plus grave encore.
Picounoc, qui a trouvé de l’argent à voler, prétend que c’est grâce à la bonne sainte Anne, et rien dans le récit ne nous dit qu’il n’a pas raison.
Ailleurs, l’auteur met dans la bouche de l’un de ses rares personnages honnêtes les paroles suivantes : « Si la justice est trop lente, le peuple abrégera les formalités. » En effet, nous voyons plus loin le peuple, sans l’ombre d’une raison et sans encourir le moindre blâme, forcer la main de la justice.
Il est sans doute permis au romancier de faire entrer dans la composition de son livre des personnages plus ou moins mauvais. Mais il doit avoir soin de les représenter sous des couleurs tellement odieuses, tout en respectant les convenances de langage, que personne ne soit tenté de suivre leur exemple. Exporter le vice ne suffit pas ; il faut de plus le flétrir, le punir. M. Lemay n’a pas toujours observé cette règle. Plusieurs de ses hommes de chantier, Poussedon, Lefendu, Tintaine, Fourgon et Picounoc, après avoir assourdi nos oreilles de leurs horribles blasphèmes disparaissent à la fin du roman, impunis et sans recevoir un mot de réprimande de l’auteur.
Picounoc, il est vrai, se voit menacé de 600 pages de prose, où il devra jouer le principal rôle. L’on me dira peut-être que c’est un châtiment digne de ses crimes, et que l’écrivain réserve le même sort aux autres blasphémateurs. Mais il y a là une nouvelle injustice, une nouvelle immoralité : en agissant ainsi, M. Lemay envelopperait dans la même punition les coupables et le public innocent.