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MÉLANGES

Dans une petite ville de l’Ohio, près de la Virginie occidentale, je fis la connaissance d’un homme fort aimable et très instruit. La conversation ne tarda pas à s’engager. Nous parlâmes un peu de tout : de l’histoire ancienne, de l’histoire moderne, de la chute de l’empire romain, des Huns, des Goths, des Vandales, des Chinois, des Anglais, des Français, des Irlandais. Nous parlâmes aussi de la fin du monde.

Finalement, mon interlocuteur apprit que je venais du Canada. Comme bien on pense, il ne manqua pas de me poser quelques questions sur ce pays, et quel ne fut pas mon étonnement de découvrir que cet homme érudit, qui m’avait en quelque sorte ébloui par son savoir, était fermement convaincu que le Canada est habité presque exclusivement par des sauvages, et que ceux de nos concitoyens qui ne sont point sauvages sont des métis ! J’eus beaucoup de peine à le persuader du contraire, à le convaincre que le Canada est un pays civilisé comme les États-Unis, ayant des villes bâties en briques et en pierre, des chemins de fer, des bateaux à vapeur, et même des législatures modèles, ou plutôt modelées sur celles des autres pays. Il voulait absolument que nos habitations fussent généralement des cabanes, nos moyens de communication, des canots d’écorce en été, et des traîneaux primitifs en hiver. Il lui semblait que nos sachems et nos jongleurs se réunissent autour des légendaires « feux du conseil » et gouvernent les tribus en fumant le calumet de la concili… non, de la paix.

En l’entendant, cette parole d’un Français me vint à l’esprit : « En France nous étudions beaucoup l’histoire d’Afrique, mais bien peu l’histoire d’Amérique. »

Depuis mon retour au Canada, j’ai souvent songé à cette conversation que j’avais eue sur les bords de l’Ohio, illustrés jadis par des Français dont les descendants passent aujourd’hui pour des Algonquins. Je cherchais à résoudre ce problème : Pourquoi sommes-nous sauvages ? mais en vain. Le défaut d’études sur le Canada ne donnait pas une réponse satisfaisante à la question. Il faut, me disais-je, que ces idées bizarres sur le Canada aient une cause positive et non négative.