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fort heureux ; car, si l’esprit de contre-imitation n’était pas infiniment plus rare que l’esprit d’imitation, la société serait impossible[1]. Meneurs ou menés, donc, ce sont les affirmatifs et les volontaires qui font marcher le monde social ; les autres, menés ou meneurs, peuvent prétendre tout juste à l’utilité d’être souvent d’excellents freins. Les sceptiques et les paresseux, les douteurs et les indifférents, qui se balancent sans cesse entre le oui et le non, le vouloir et le nouloir, ont une importance sociale bien supérieure à celle des contradicteurs et des révoltés de naissance ; car leur scepticisme, celui d’un Montaigne ou d’un Renan, et leur paresse, celle d’un La Fontaine ou d’un Musset, sont bien autrement contagieux et dangereux que la contradiction et la révolte, parce qu’ils s’allient souvent à bien plus de richesse intellectuelle et parfois même de délicatesse morale. Les civilisations devenues esthétiques propagent ce type, qui hâte leur déclin. Et c’est alors que les caractères tirés de la manière de sentir prennent une prépondérance exagérée dans certains milieux de culture intense.

La trempe d’intelligence et la trempe de volonté font deux, et, s’il est exact que l’une soit l’inverse de l’autre, il n’est pas plus vrai qu’elles soient solidaires. Tel, très tranchant d’esprit, est de caractère malléable ; tel autre, de résolution tenace et forte, est d’opinion faible et mobile. Les

  1. Nous pouvons distinguer aussi, en dehors de toute relation sociale, les esprits analogiques et les esprits antithétiques. Mais ce ne sont pas là deux familles distinctes d’esprits. £d général, le goût prononcé des rapprochements et des comparaisons s’accompagne, chez les poètes comme chez les philosophes, d’un amour immodéré des contrastes violents. Plutarque, dans ses parallèles, tire de très loin les analogies aussi bien que les oppositions de ses héros.