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Leurs espérances déclinent alors avec leurs plaisirs, et, si l’ancienne acuité de leurs souffrances s’est aussi amortie, ils doivent presque le regretter, tombés dans une insipidité croissante. Aussi est-ce contre le prolongement de l’état neutre qu’ils doivent lutter, et la santé qui le leur procure n’est pas toujours pour eux le plus précieux des biens. Les personnes d’une santé délicate et instable, habituées à gravir de temps en temps la douce pente ensoleillée de la convalescence et à redescendre le versant opposé - qui n’a pas de nom et en mérite bien un - font en quelque sorte des voyages psychologiques incessants, intéressants, qui les maintiennent jusqu’à la vieillesse en appétit de vivre. Les gens doués d’une santé inébranlable, au contraire, sont arrêtés, dès leur maturité, en un sentiment d’équilibre monotone, dont la monotonie se fortifie en avançant en âge. Mais les tempéraments plus pittoresques, qui passent plusieurs fois par an à travers des périodes de rajeunissements passagers, et très divers, doivent à ce sentiment exquis de renaissance intermittente de goûter plus longtemps la saveur de la vie, et ainsi parfois, moralement, de vieillir moins vite. Quand même, donc, il serait vrai que la civilisation a pour effet d’ébranler l’organisme, de le rendre plus nerveux, plus fragile, plus impressionnable, il ne faudrait pas trop le lui reprocher, puisqu’en aiguisant de la sorte et prolongeant notre aptitude à souffrir, elle avive et alimente notre faculté d’être heureux et retarde l’extinction finale du cœur.

Mais elle tend surtout à raffiner la culture de la joie dans une autre direction où la tristesse et le chagrin ne se développent pas en même temps ; et c’est dans la voie esthétique