aux sensations et semble réservée aux images, aux idées, aux états de conscience supérieurs. Quoi qu’il en soit, en nous élevant à cette sphère, nous voyons s’étendre et rayonner le champ des états neutres affectifs, dont il serait puéril de mettre en doute la réalité. Plus un homme, plus un peuple devient sérieux, et plus se développe la part de sa vie qui, absorbée par le travail et les affaires, n’est ni triste ni joyeuse, du moins dans le sens où la joie et la tristesse sont comprises comme des désirs, des mouvements de l’âme. Car, en tant que croyances - et nous savons que c’est là leur caractère dominant, et celui qui va s’accentuant dans leur transformation en états chroniques - ces deux sentiments ne cessent de s’étendre, par les progrès de la prévoyance, dans la vie des civilisés, et de se mêler intimement à leurs travaux. Quand la civilisation est en hausse véritable, l’accroissement général de sécurité et d’espérance entretient partout un air de satisfaction paisible, de bonheur non senti et d’autant plus sur comme la santé dont on n’a pas conscience. Quant aux états neutres judiciaires, qui consistent en imprévoyance indifférente de l’avenir dont on n’espère ni ne redoute rien, dont on n’affirme ni ne nie rien, ils occupent la majeure partie de l’existence chez les sauvages et disparaissent peu à peu quand les hommes se civilisent.
Ainsi, à mesure que les sociétés et les individus s’assagissent, ce que leurs joies perdent en vivacité de passion, elles le regagnent, et peut-être au-delà, en solidité de certitude. Mais cette compensation, qui, pour les sociétés, est susceptible de se continuer indéfiniment, ne va pas loin pour les individus, qui, en vieillissant, voient s’approcher leur inévitable abîme.