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hospitalité corporelle de l’amour ? Ce que l’un tend à cacher, l’autre tend à le produire. Mais cette similitude d’opposition symétrique n’est réelle entre eux qu’à leurs plus bas degrés. En s’élevant et s’ennoblissant, l’amour s’individualise bien plus que la pudeur. Sans doute, — ce qu’on aurait pu remarquer -, la pudeur est aussi quelque peu relative et a trait diversement aux personnes, comme l’amour le plus grossier ; une femme, si honnête qu’elle soit, a plus de pudeur à l’endroit ou à l’encontre de certains hommes que relativement à d’autres, et il en est à l’égard desquels elle ne se sent pas de pudeur du tout, tellement ils lui sont indifférents. Cependant, jamais il n’arrive qu’une femme n’éprouve de pudeur qu’à l’égard d’un seul homme, tandis qu’habituellement, c’est pour un seul homme qu’elle a de l’amour. Les femmes qui ont l’amour le plus exclusif, le plus fixé sur un seul homme, ont la pudeur la plus générale, la plus répandue sur tous les autres hommes. Quant à celles qui aiment tous les hommes à peu près valides et bien faits, ou suffisamment jeunes, elles n’ont de pudeur pour personne. — Du reste, l’évolution historique de ces deux sentiments a accentué leur dissemblance et leur divergence ainsi que l’inégalité de leur importance spécifique et sociale. Sur le développement chrétien de la pudeur s’est édifié le mariage monogame, pierre angulaire des sociétés modernes ; et, si toute pudeur s’évanouissait, la civilisation suivrait de près la dissolution de la famille. Toutefois, dans le passage de la vie barbare ou rurale à la vie civilisée, urbanisée, la pudeur se désensauvagit rapidement, et ses déclins sont liés en général aux progrès de l’aisance et de la culture esthétique, pendant que l’amour grandit