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que nous sommes induits à les distancier d’eux-mêmes ; autrement dit, c’est le sentiment de la troisième dimension de l’espace, de la profondeur, qui nous suggère celui de la largeur et de la hauteur. Et comment sommes-nous amenés à concevoir la distance en profondeur ? Par une nécessité logique, pour sauver d’une contradiction, autrement inévitable, les jugements perceptifs et représentatifs qui coexistent dans notre esprit à chaque instant. En voyant cette tache bleue que je reconnais mais où je ne distingue rien actuellement, je me représente les choses que j’y distinguais hier et dont ma vision actuelle suffit à me certifier la persistance. Ces choses, ces différences colorées, n’ont pas de place dans mon champ visuel d’à présent, qui est entièrement occupé par d’autres ; et cependant j’affirme qu’elles sont, et qu’elles sont là, ce qui serait une contradiction absolue entre ce jugement de localisation et les autres, si, outre les lieux dont dispose, en nombre limité, mon champ visuel actuel, je ne concevais une foule d’autres places pour servir de débouché à mon impérieux besoin de localiser, de faire asseoir mes représentations elles-mêmes, sans engager un conflit mortel entre elles et mes sensations. Et ce débouché, sorte d’expansion coloniale de l’esprit, va s’agrandissant à mesure que se multiplie la population intérieure des souvenirs. Les choses que je vois et touche, et dont le nombre est à peu près stationnaire, perdent ainsi chaque jour de leur importance comparées à celles que je sais visibles et tangibles. Ma vision limitée finit par n’être plus qu’un accessoire de ma visibilité, dont l’extension est sans limites.

Mais ce débouché, tout infini qu’il est, ne suffit pas encore