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dissemblance telle de toutes ses parties qu’en la parcourant dans n’importe quel sens il ait la saveur de sensations toujours nouvelles. Ce n’est pas à dire qu’il entende sacrifier absolument la symétrie ; mais, chose étrange, il la veut jugée et non sentie. Nos peintres et nos sculpteurs, en effet, ont soin de nous mettre sous les yeux la forme humaine dans des attitudes expressives qui différencient beaucoup les deux moitiés correspondantes du corps, mais ils évitent non moins soigneusement toute différenciation de ce genre qui aurait pour effet de faire juger boiteux ou bossu le héros représenté. Dans le pêle-mêle d’une bataille peinte, ce serait une faute grossière de l’artiste si un seul des soldats paraissait avoir un bras plus long que l’autre. Quand le peintre représente un monument, c’est toujours de côté que la façade est vue, mais, tout en affectant la vue dissymétriquement, elle doit suggérer la certitude que, si on la voyait de face, elle apparaîtrait tout à fait symétrique. — N’en est-il pas un peu de même de notre poésie moderne, où le progrès prosodique de la composition et de la récitation consiste à dissimuler sous la variété des coupes et des rejets la mesure régulière des vers, de telle sorte qu’on ne l’entende pour ainsi dire plus, mais qu’on la juge exister ? Réduite ainsi de plus en plus à l’état de pâle notion, d’ombre survivante d’elle-même, de simple possibilité, la symétrie dans l’art me semble révéler sa véritable nature, auxiliaire et subordonnée ; car ce qui importe dans l’art, c’est qui est senti, et les jugements n’y servent qu’à suggérer des sensations supérieures.

Nous avons dit qu’il est possible d’entendre au rebours un morceau de musique en commençant par la dernière note ;