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Je ne prétends nullement que ce soit là précisément la conception que Thalès ait adoptée ; car il ne semble pas en avoir exposé une bien précise (Aristote ne parlait déjà de ses opinions que d’après la tradition) et peut-être ses idées n’ont-elles jamais pris une forme bien arrêtée. Mais la représentation que j’ai indiquée est déduite de la combinaison rigoureuse des opinions qu’on lui connaît comme propres et de celles qui forment le fonds commun de la physique ionienne ; on peut donc dire qu’elle a au moins dû flotter devant ses yeux et qu’elle correspond, en fait, à ce qu’il a apporté en Grèce.

Or, elle est absolument identique avec celle que l’on retrouve dans les plus anciens papyrus d’Égypte.

« Au commencement était le Nou, masse liquide primordiale dans les profondeurs infinies de laquelle flottaient confondus les germes des choses. Lorsque le soleil commença à briller, la terre fut aplanie et les eaux séparées en deux masses distinctes. L’une donna naissance aux fleuves et à l’Océan ; l’autre, suspendue dans les airs, forma la voûte du ciel, les eaux d’en haut, sur lesquelles les astres et les dieux, entraînés par un courant éternel, se mirent à flotter. Debout dans la cabine de sa barque sacrée, la bonne barque des millions d’années, le soleil glisse lentement, guidé et suivi par une armée de dieux secondaires, les Akhimou-Ordou (planètes) et les Akhimou-Sekou (fixes)[1]. »

Cette conception cosmologique est, à divers points de vue, tout à fait grossière, et il est assez probable qu’à l’époque de Thalès les prêtres de l’Égypte l’avaient déjà abandonnée pour se rapprocher des doctrines chaldéennes, de même qu’après la conquête d’Alexandre ils s’assimilèrent celles des Grecs. Mais quelles qu’aient pu être les révolutions accomplies à cet égard dans les sanctuaires d’Héliopolis ou de Thèbes, les opinions vulgaires n’avaient probablement pas changé et c’étaient celles que Thalès pouvait s’approprier le plus facilement.

10. Nous arrivons donc à cette conclusion que le Milésien n’aurait fait que rapporter en Grèce, en même temps que les connaissances pratiques des Égyptiens en arpentage et en astronomie, les notions cosmologiques les plus répandues chez eux ; mais, pour asseoir cette conclusion, il est essentiel d’examiner

  1. Maspéro, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, pages 27 à 30.