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choses. La différence entre le daimone avant l’incarnation et l’âme humaine consiste essentiellement dans les impuretés de toute sorte qu’entraîne nécessairement pour cette dernière sa liaison avec le corps, impuretés que le sage doit tendre à réduire autant qu’il est possible, aussi bien par un régime ascétique que par le développement de son intelligence et de ses sentiments moraux.

Quant à la cause de l’incarnation des daimones, Héraclite avait obscurément parlé « d’une lassitude de leurs occupations » ; je ne puis admettre ici avec Zeller (II, p. 470-171) qu’il ait transporté aux âmes individuelles ce qui, logiquement, ne pouvait être dit que de l’âme universelle ou du feu divin, source des âmes. Le processus de la pensée d’Héraclite me paraît plutôt inverse ; il observe dans l’homme ce besoin de changement qui nous paraît inné, et il le transporte par induction aux âmes que ses croyances religieuses lui font imaginer libres des liens corporels ; enfin, s’élevant plus haut, il l’attribue au feu divin, où ce besoin supposé lui donne la raison du flux universel.

En tout cas, la conclusion logique, d’accord avec le texte même du fragment 62, est que, si l’âme a préexisté comme daimone, elle doit survivre au corps sous la même forme. Mais ici de graves difficultés se présentent : si cette survivance est nécessaire, si la mort doit rendre aux âmes, avec la liberté, leur pureté primitive, à quoi bon les prescriptions morales et autres, les règles de conduite et de régime sur lesquelles Héraclite insiste tant ? Quel peut en être le véritable intérêt ?

La difficulté serait la même dans l’hypothèse qu’adopte Teichmüller et qui refuse au daimone toute personnalité. L’illustre professeur de Dorpat fait ainsi remonter en réalité jusqu’à Héraclite la doctrine qu’il attribue à Platon. Mais, je le répète, si l’on peut être conduit à reconnaître dans cette interprétation la conséquence logique des prémisses de l’Éphésien comme de l’Athénien, on a le droit de se refuser à traiter l’un comme l’autre, à attribuer à tous les deux la même puissance de dialectique et la même façon d’envisager le problème moral.

Le sens des textes d’Héraclite relatifs à la destinée après la mort est de fait assez incertain pour qu’on ait pu considérer comme ironiques ceux qui semblent les plus clairs. « De là ils s’élèvent et deviennent gardiens des vivants et des morts » (fr. 54). « Les dieux et les hommes honorent ceux qui succombent à la guerre » (fr. 64). « Les plus grands morts obtiennent les meilleurs sorts » (fr. 65).