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C’est à ce second point que Théophraste doit surtout s’attacher, comme caractéristique de l’école éléatique ; il en fait l’application aux doctrines du fondateur présumé de cette école, oubliant volontairement que ce dernier a au contraire présenté le domaine de l’opinion comme s’étendant à toutes choses (fr. 14). Il néglige donc, dans la question des attributs de l’univers, tout ce qui se rapporte aux opinions physiques de Xénophane, comme il le ferait à bon droit s’il s’agissait de Parménide. Dès lors, il lui est facile de tourner en faveur de sa thèse le sens ambigu de quelques expressions poétiques du Colophonien, comme celles que nous avons indiquées ; ces expressions, cependant, ne peuvent avoir un sens autre que celui du fragment 2 ; c’est une négation de l’anthropomorphisme grossier qui attribuait aux dieux des organes spéciaux pour les sens et la pensée.

L’erreur de Théophraste est évidemment considérable, et sa constatation prouve assez que la critique moderne ne doit nullement désarmer en présence des témoignages les plus anciens pour l’histoire de la philosophie. Toutefois, une fois reconnue, cette erreur doit permettre de conclure que Xénophane n’avait nullement posé abstraitement l’infinitude comme un attribut nécessaire de l’Un ; c’était pour lui une croyance instinctive et confuse, liée à sa conception concrète du monde.

Il n’est guère douteux que la prétendue antinomie du repos et du mouvement n’ait une origine semblable à celle de la limitation et de l’infinitude ; on aura voulu concilier l’immobilité nettement affirmée pour l’ensemble avec les mouvements et changements particuliers, que Xénophane prodigue pour l’explication des phénomènes ; on a tenté cette conciliation par le même procédé que pour la première antinomie, en reprenant des arguments que les sophistes avaient rebattus, mais qui, au plus tôt, remontent à l’époque de Zénon.

En somme, Xénophane n’est pas plus un philosophe dogmatique qu’il n’est un physicien véritable. Cependant on ne peut nier, au point de vue philosophique, qu’il n’ait, en un certain sens, frayé la voie à Parménide, quelle que soit la distance qui les sépare au point de vue cosmologique. Pour concevoir son Dieu, le Colophonien avait fait un effort d’abstraction considérable ; il n’en fallait plus qu’un second, et l’idéalisme pouvait naître.