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si ce recul apparent vers l’erreur ne cache pas un progrès réel dans le concept de l’espace, désormais reconnu comme infini et ne pouvant, dès lors, avoir ni centre ni extrémités.

L’état d’esprit que nous sommes ainsi amenés à constater chez Anaximandre, la représentation de l’espace comme une sphère remplie par la matière, choque, à la vérité, toutes nos habitudes modernes. Mais nous sommes bien obligés de l’accepter comme un fait, alors que cette représentation a été, en réalité, prédominante dans l’antiquité, abstraction faite des mathématiciens. Cet état d’esprit est même plus concevable chez le Milésien que chez Aristote, puisque ce dernier reconnaît l’infinitude subjective et que, pour le premier, la question n’est même pas posée ; il n’imagine pas l’espace infini et il n’a aucune notion logique pouvant lutter contre son imagination. Dans ces conditions, le sens du terme qu’il employait ayant changé entre lui et Aristote, on conçoit très bien que ce dernier s’y soit trompé et n’ait pas reconnu qu’il avait affaire à une conception objective tout à fait analogue à la sienne.

Mais, fait qui ne peut manquer de paraître singulier, tandis que la notion de l’infinitude de l’espace fait défaut chez Anaximandre, il a, au contraire, très nettement celle de l’infinitude du temps, comme le prouve sa doctrine de la succession indéfinie des mondes périssables. Ainsi les concepts du temps et de l’espace infinis présentent cette différence historique que l’un apparaît comme immédiatement formé, que l’autre réclame au contraire, pour être adopté sans conteste, une élaboration très prolongée ; une simple réflexion peut rendre raison de cette différence.

La nécessité subjective de concevoir le temps comme infini ne rencontre pas, en réalité, d’obstacle objectif ; la prétendue antinomie de Kant à ce sujet ne repose que sur l’introduction d’une thèse théologique, celle de la création ex nihilo, étrangère à la conscience humaine à son aurore et, en tous cas, à la pensée hellène. Non seulement l’infinitude du temps n’a jamais été mise en question sur le sol de la Grèce antique, mais l’éternité du monde, sous sa forme actuelle, y compris l’existence de la race humaine, est un dogme constant de Platon et d’Aristote, pour ne parler ni des Éléates, ni des pythagoriens, dont les genèses ont un caractère métaphysique tout différent de leur forme mythique.

La thèse de l’infinitude de l’espace aurait, au contraire, besoin d’une impossible confirmation objective ; la spéculation géométrique