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certains termes qu’il emploie. C’est ce qui nous reste à montrer à propos du terme ἄπειρον, mot transmis par lui à la langue philosophique.

Il qualifie ainsi la matière homogène au commencement[1] de la formation de chacun des mondes successifs, et les physiologues qui l’ont suivi ont, en général, donné la même qualification à leurs éléments primordiaux. Chez eux, d’ailleurs, ce terme que, dans la doxographie qui suit ce chapitre, j’ai traduit par « indéfini », aurait le sens précis « infini », si nous pouvons nous en fier à Aristote. Il est clair enfin que ce dernier, et à sa suite Théophraste et tous les doxographes, lui attribuent la même signification dans l’écrit d’Anaximandre.

On remarquera comment notre plan nous amène à traiter maintenant en dernier lieu une question qui, pour les historiens de la philosophie, forme au contraire le point de départ de toute étude sur Anaximandre. Il est naturel qu’en abordant ainsi son système, les mêmes historiens s’en soient rapportés à l’opinion courante, c’est-à-dire à celle d’Aristote, qui cautionne tous les autres ; la marche inverse que nous avons suivie va nous donner une raison péremptoire pour rejeter cette opinion. Il convient donc que tout d’abord nous examinions le degré de confiance que nous pouvons avoir dans le témoignage du Stagirite.

Certes, il pourrait être pris en sérieuse considération, si Aristote avait lui-même possédé un concept de l’infini identique au nôtre. Mais en ce qui concerne l’espace, ici en question, ses idées sont loin d’être parfaitement nettes et précises ; nous voyons que, pour lui, l’espace infini n’a que la valeur subjective d’une notion mathématique, tandis qu’objectivement il ne reconnaît l’espace que comme lieu de la matière, comme fini, par conséquent, suivant ses théories. Devant cette contradiction flagrante, il est impossible de croire que, deux siècles, avant lui, ces notions aient été éclaircies comme elles le sont pour nous.

Pour Anaximandre, qui ne soupçonnait même pas la notion du vide absolu, il ne pouvait non plus y avoir de distinction entre l’espace et le lieu de la matière, mais il est très improbable que,

  1. De là le terme d’ἀρχή qu’il a employé également pour désigner la même matière, il ne faut pas dire, avec Théophraste, qu’il s’en est servi, le premier, dans le sens philosophique de « principe » ; il l’a employé comme Homère l’avait fait. Seulement, ayant, le premier, écrit sur la nature, il a soulevé les questions à la suite desquelles le concept correspondant a été précisé ; mais cette élaboration est très postérieure.