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M. le Prince, après la mort de son père, du maréchal et du duc de Brézé, s’empara de tout le bien de ceux-ci, et en jouissoit par force, quoique sa femme n’eût rien à prétendre à tout cela par le testament du cardinal. Madame d’Aiguillon ne voulut jamais s’accommoder, de peur qu’on ne dît que ç’avoit été aux dépens de ses neveux. Elle s’est maintenue, et a traité, dans le commencement de la Régence, plusieurs fois la cour à Ruel. Le règne de son oncle l’a rendue fort impérieuse ; elle ne sauroit quitter sa première fierté. Elle a de l’esprit, du sens et de la fermeté ; mais elle est brusque et têtue. Nous parlerons après de son avarice.

On a fait bien des médisances d’elle et de madame Du Vigean. Elles s’écrivoient des lettres les plus amoureuses du monde. Madame Du Vigean se jeta à corps perdu dans les bras de madame d’Aiguillon. C’eût été une tigresse si elle l’eût rejetée. Elle a été son intendante, sa secrétaire, sa garde-malade, et a quitté son ménage pour se donner entièrement à elle. Il y a eu des chansons terribles contre madame Du Vigean, jusqu’à dire de son mari :

Dans l’abondance de ses cornes
On ne sauroit trouver de bornes.


Cependant on ne m’a su nommer un seul galant de cette femme. À la vérité, on avoit un grand mépris pour le mari ; et le duc de Lorraine voyant que cet homme avoit levé un régiment : « Hélas ! se dit-il, il faut que je sois bien haï en France, puisque, jusqu’au petit Vigean, tout y prend les armes contre moi. »