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pensée s’emploie à rappeler et à commenter les spectacles déchirants ou divins sous lesquels il a fléchi[1]. Il consulte plusieurs amis sur ses extases, et ils lui répondent par des vers aussi mystérieux et aussi violents que les siens. Il est clair qu’à ce moment toute la culture supérieure de l’esprit se rassemble autour du rêve maladif et sublime. Les initiés ont une langue apocalyptique, volontairement obscure ; ils mettent un double et triple sens sous leurs paroles ; Dante lui-même pose comme règle qu’il y en a quatre dans un sujet. Dans cet état extrême, tout devient symbole ; une couleur comme le vert ou le rouge, un nombre, une heure de la journée ou de la nuit, prend une importance étrange : c’est le sang du Christ, ce sont les prairies d’émeraude du paradis, c’est l’azur virginal du ciel, c’est le chiffre sacré des personnes divines, qui devient ainsi présent à l’esprit. Par les catalepsies et les transports, la tête travaille, et la sensibilité surmenée tressaille en secousses qui l’emportent dans les suprêmes délices, ou la précipitent dans le désespoir infini. Alors les frontières naturelles qui séparent les différents royaumes de la pensée s’effacent et disparaissent. La maîtresse adorée se transfigure jusqu’à devenir une vertu céleste. Les abstractions scolastiques se transforment en apparitions idéales. Les âmes s’assemblent en roses éthérées, « fleurs perpétuelles de l’éternelle joie qui, comme un parfum, font sentir à la fois toutes leurs odeurs. » La pesante matière sensible et l’échafaudage des formules sèches se confondent et s’évaporent au sommet de la contemplation mystique, jusqu’à ne laisser subsister d’elles-mêmes

  1. Comparer Aurélia de Gérard de Nerval et l’Intermezzo de Heine.