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volution populaire, tout le long des assises blanchâtres, les têtes coupées font des taches de sang. Par derrière, les hautes et mornes maisons allongent lugubrement leur ombre, et dans le fond s’élève l’énorme barrière des montagnes. — Huit ans plus tard, la peste vient, et cinquante mille personnes meurent à Naples ; seule la Chartreuse est préservée par l’intercession de son fondateur, et un second tableau du même peintre représente cette singulière scène. On voit en l’air saint Martin et la Vierge qui arrêtent le bras vengeur du Christ, pendant qu’un ange, debout sur le sol, écarte la Peste, hideuse femelle. Tout à l’entour, les chartreux agenouillés, têtes finaudes et vulgaires, comptent sur leur patron qui doit se charger de leurs affaires.

Quantité de peintres du second et du troisième ordre, Schidone, Luca Giordano, Preti, Le Josépin, et qui sont de très-grands hommes. Telle charmante jeune femme ample et saine dans un tableau de Lanfranc, chez un élève du Guide, laisse bien loin derrière elle notre peinture contemporaine, si tourmentée, si incomplète, toute composée de tâtonnements insuffisants ou d’imitations pénibles. Leurs personnages se remuent, ils ont des membres qui se tiennent, il y a de l’aisance, de la force et de l’ampleur dans la structure des corps et dans l’ordonnance des groupes. Leur cerveau est plein de couleurs et de formes ; elles sortent d’eux et se répandent naturellement et abondamment sur la toile. Ce Luca Giordano si décrié, si expéditif, est un vrai peintre ; avec ses figures riantes et ses gracieuses formes arrondies, avec ses raccourcis, ses étoffes de soie, avec tout le mouvement, toute la vivacité de sa peinture, il a le génie de son art, je veux dire qu’il sait faire