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femme qu’ils aiment, ils ont des paroles à double entente, des gentillesses indécentes. Un de mes amis se trouve un jour dans une partie de campagne avec un jeune homme et une jeune femme qui paraissaient fort épris ; à chaque instant, ils oubliaient qu’ils étaient en public. Il dit à son voisin : « Voilà sans doute de nouveaux mariés, mais ils se croient dans leur chambre. » Le voisin ne répond pas, semble embarrassé ; c’est lui qui était le mari. — Notre ami prétend que la grande passion italienne tant vantée par Stendhal, l’adoration persévérante, le culte absolu, l’amour capable de se suffire et de durer toute la vie, devient aussi rare ici qu’en France. À tout le moins la délicatesse y manque ; quelques femmes s’éprennent, mais des dehors ; ce qu’elles admirent, c’est un beau garçon, bien portant et bien habillé, qui a du linge blanc et des chaînes d’or. Rien de doux ni de féminin dans leur caractère ; elles seraient de bonnes compagnes en des occasions dangereuses où il faudrait déployer de l’énergie ; mais dans les circonstances ordinaires elles sont tyranniques et, en fait de bonheur, très-positives. Les experts, en pareille matière, déclarent qu’on entre en servitude dès qu’on devient l’amant d’une Romaine ; elle exige de vous des soins infinis, accapare tout votre temps ; vous devez être toujours à votre poste, offrir le bras, apporter des bouquets, donner des colifichets, être attentif ou en extase ; faute de quoi elle conclut que vous avez une autre maîtresse, vous ramène à l’instant à votre devoir, demande sur place des preuves parlantes. Dans ce pays, le temps d’un homme, n’étant réclamé ni par la politique, ni par l’industrie, ni par la littérature, ni par la science, est une marchandise sans acheteurs ;