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amant le lui a défendu. On prend des verres d’eau sans sucre : chacun s’occupe à suivre sa pensée ou à observer autrui. On sort par moments de cette réflexion silencieuse pour écouter un morceau de musique. Dans la très-petite bourgeoisie, on ne sert rien du tout, pas même un verre d’eau. Il y a un piano, le plus souvent quelqu’un chante. Point de feu l’hiver, les dames font cercle, gardant leurs manchons. Les plus favorisées reçoivent une chaufferette pour les mains. Cela paraît suffisant ; ici on n’est pas difficile.

On tient les jeunes filles enfermées ; par conséquent elles tâchent de sortir. Dernièrement, à ce que l’on raconte, une d’elles, qui s’échappait le soir pour aller à un rendez-vous, a pris froid, est morte ; ses amies ont fait une sorte de démonstration, et sont venues en troupe baiser le corps ; à leurs yeux, c’était une martyre, morte pour la cause de l’idéal. Leur vie consiste à se dire tout bas qu’elles ont un amant, entendez un jeune homme qui pense à elles, leur fait la cour, passe devant leur fenêtre, etc. Cela occupe leur imagination et leur tient lieu d’un roman écrit ; elles en font au lieu d’en lire. De cette façon elles ont eu souvent cinq ou six passions avant leur mariage. Pour ce qui est de la vertu, elles ont une tactique particulière : livrer les approches, garder la forteresse, et chasser habilement, continûment et résolument au mari.

Notez que cette galanterie n’est pas fort décente ; au contraire, elle est singulièrement naïve ou singulièrement crue. Ces mêmes jeunes gens qui tournent dix-huit mois autour d’une fenêtre et se nourrissent de rêveries, abordent avec des mots de Rabelais une femme qui marche seule dans la rue. Même avec la