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par des contre-forts mis en travers. Le soleil n’y arrive jamais ; la boue est gluante. Parfois l’entrée est une vieille bâtisse du moyen âge avec un porche et des sortes de créneaux. On entre avec hésitation dans ce boyau, et dés deux côtés apparaissent des bouges noirs où des enfants crasseux, de petites filles ébouriffées enfilent leurs bas et tâchent de rattacher ensemble leurs haillons. Jamais une éponge n’a passé sur les vitres, ni un balai sur les escaliers ; la saleté humaine les a imprégnés et en suinte ; une âcre odeur saumâtre monte aux narines. Plusieurs fenêtres semblent croulantes ; les escaliers disjoints rampent autour des murs lépreux. Dans les rues transversales, parmi la fange, les tronçons de choux et les pelures d’oranges, quelques échoppes plus basses que le pavé entre-bâillent leur trou, et l’on y voit s’agiter des ombres : un boucher qui étale de la viande saignante et des quartiers de veau pendus au mur ; un fruitier qui a l’air du plus farouche sicaire ; un énorme moine, sale, l’air effronté, qui rit largement les mains posées sur sa bedaine ; un chaudronnier noblement drapé, calme et fier comme un prince ; et tout alentour une quantité de figures expressives, quelques-unes parfaitement belles, presque toutes énergiques, avec des attitudes d’acteur, souvent avec une sorte de gaieté bouffonne et une promptitude extrême à prendre l’expression grotesque. Nos Français du bateau, nos vingt jeunes soldats avaient l’air bien plus doux et bien moins emphatique ; c’est une race de fabrique moins forte et plus fine.

C’est ici que notre pauvre Stendhal a vécu si longtemps, les yeux tournés vers Paris. « Mon malheur, écrivait-il, c’est que rien n’excite la pensée ; quelle dis-