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du Bassan, la Multiplication des pains, tout un pan de muraille couvert de figures entassées, flottait comme une apparition de vieux fantômes, et quand le servant arrivait portant les plats, sa forme noire, solitaire au milieu de la pénombre jaunâtre, semblait aussi celle d’une ombre…

Le matin entre par votre fenêtre sans rideaux et vous éveille. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de choses aussi belles au monde qu’une pareille heure en pareil lieu. On s’étonne au premier regard de retrouver à la même place que la veille cette assemblée de montagnes. Elles sont plus sombres qu’hier, le soleil ne les a pas encore touchées, elles restent froides et graves ; mais dans le grand cirque qui s’évase au pied du couvent, dans les vallées voisines, on voit s’élever et planer des centaines de nuages, les uns blancs comme des cygnes, les autres diaphanes et fondants, quelques-uns accrochés aux rocs comme une gaze, d’autres suspendus, nageant, semblables à la vapeur qui flotte au dessus d’un cours d’eau. Le soleil monte, et tout d’un coup son rayon oblique peuple les profondeurs. Les nuages illuminés forment un essaim d’êtres aériens, délicats, tous d’une grâce délicieuse ; les plus lointains luisent faiblement comme un voile de mariée, et toutes ces blancheurs, toutes ces splendeurs mouvantes font un chœur angélique entre les noires parois des amphithéâtres ; la plaine a disparu, on n’aperçoit que les montagnes et les nuages, les vieux monstres immobiles et sombres, et les jeunes dieux vaporeux, légers, qui volent et se fondent capricieusement les uns dans les autres, et prennent pour eux seuls toute la caresse du soleil.