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LA CÔTE.


Le château brûlé, le maire dit aux cinq gentilshommes qu’il voulait traiter avec eux de bonne amitié, et qu’eux-mêmes seraient juges si le flux venait jusqu’au pont ; puis il les fit attacher deux par deux aux arches, attendant la marée et assurant qu’ils étaient en bon lieu pour voir. Tout le peuple était sur le pont et aux rivages, et regardait l’eau se gonfler. Petit à petit le flot monta à leur poitrine, puis à leur cou, et ils rejetaient la tête en arrière pour avoir la bouche plus haute. Le peuple riait fort, leur criant que c’était l’heure de boire comme font les moines à matines, et qu’ils en auraient assez pour le demeurant de leurs jours. Puis l’eau entra dans la bouche et le nez des trois qui étaient le plus bas ; leur gosier gargouilla comme des bouteilles qu’on emplit, et le peuple applaudit, disant que les ivrognes lampaient trop vite et allaient s’étrangler, tant ils étaient goulus. Il n’y avait plus que les deux hommes d’Urtubie, liés à la maîtresse arche, père et fils, le fils un peu plus bas. Quand le père vit l’enfant suffoquer, il tendit si fort les bras qu’une corde cassa ; mais ce fut tout, et le chanvre entra dans sa chair sans qu’il pût aller plus loin. Les gens d’en haut, voyant que les yeux de l’enfant tournaient, que les veines devenaient bleues et grosses sur son front, et que l’eau remuait autour de lui par son hoquet, l’appelèrent poupon, et demandèrent pourquoi il avait tété si fort, et si sa nourrice n’allait pas venir bientôt pour le coucher. Le père, sur ce mot, cria comme un