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LA CÔTE.


leur ventre noir. Ils courent obliquement, puis reviennent : on dirait qu’ils se trouvent bien dans ce grand port d’eau douce ; ils s’y attardent et jouissent de sa paix au sortir des colères et de l’inclémence de l’Océan.

Les rives, bordées de verdure pâle, glissent à droite et à gauche, bien loin, au bord du ciel ; le fleuve est large comme une mer ; à cette distance, on croirait voir deux haies ; les arbres indistincts dressent leur taille fine dans une robe de gaze bleuâtre ; çà et là de grands pins lèvent leurs parasols sur l’horizon vaporeux, où tout se confond et s’efface ; il y a une douceur inexprimable dans ces premières teintes du jour si timides, attendries encore par la brume qui transpire hors du fleuve profond. Pour lui, son eau s’étale joyeuse et splendide ; le soleil qui monte verse sur sa poitrine un long ruisseau d’or ; la brise le hérisse d’écaillés ; ses remous s’allongent et tressaillent comme un serpent qui s’éveille, et, quand la vague les soulève, on croit voir les flancs rayés, la cuirasse fauve d’un léviathan.

Certainement il semble qu’en de tels moments l’eau vive et sente ; lorsqu’elle vient s’étendre transparente et sombre sur un banc de cailloux, elle a un regard étrange ; elle tourne autour d’eux comme inquiète et irritée ; elle les bat de ses petits flots ; elle les couvre, puis elle s’en va, puis revient, avec une sorte de frétillement maladif et d’amour mystérieux ; ses remous sinueux, ses petites crêtes