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LE RÉGIME MODERNE


dans sa persuasion, il faut encore une leçon de choses, l’Égypte la fournira ; là, souverain absolu, à l’abri de tout contrôle, aux prises avec une humanité inférieure, il agit en sultan et il s’accoutume à l’être[1]. À l’endroit de l’espèce humaine, ses derniers scrupules tombent : « Je me suis surtout dégoûté de Rousseau, dira-t-il plus tard, depuis que j’ai vu l’Orient : l’homme sauvage est un chien[2] », et dans l’homme civilisé on retrouve à fleur de peau l’homme sauvage : si le cerveau s’est dégrossi, les instincts n’ont pas changé. Au premier comme au second, il faut un maître, un magicien qui subjugue son imagination, qui le discipline, qui l’empêche de mordre hors de propos, qui le tienne à l’attache, le soigne et le mène à la chasse : obéir est son lot ; il ne mérite pas mieux et n’a pas d’autre droit.

Devenu consul, puis empereur, il applique en grand la théorie, et, sous sa main, l’expérience fournit chaque jour à la théorie de nouvelles vérifications. — À son premier geste, les Français se sont prosternés dans l’obéissance, et ils y persistent comme dans leur condition naturelle, les petits, paysans et soldats, avec une fidélité animale, les grands, dignitaires et fonctionnaires,

  1. Mme de Rémusat, I, 142 : « Joséphine accusait fort le voyage d’Égypte d’avoir changé son humeur et développé le despotisme journalier dont elle a eu tant à souffrir depuis ». — Mes souvenirs sur Napoléon, 325, par le comte Chaptal. (Paroles de Bonaparte au poète Lemercier qui aurait pu l’accompagner en Orient et y apprendre beaucoup de choses sur la nature humaine) : « Vous eussiez vu un pays où le souverain compte pour rien la vie de ses sujets et où le sujet compte pour rien sa vie ; vous vous seriez guéri de votre philanthropie. »
  2. Rœderer, III, 461 (12 janvier 1803).