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LE RÉGIME MODERNE

II

C’est l’égoïsme, non pas inerte, mais actif et envahissant, proportionné à l’activité et l’étendue de ses facultés, développé par l’éducation et les circonstances, exagéré par le succès et la toute-puissance jusqu’à devenir un monstre, jusqu’à dresser au milieu de la société humaine un moi colossal, qui incessamment allonge encercle ses prises rapaces et tenaces, que toute résistance blesse, que toute indépendance gêne, et qui, dans le domaine illimité qu’il s’adjuge, ne peut souffrir aucune vie, à moins qu’elle ne soit un appendice ou un instrument de la sienne. — Déjà, dans l’adolescent et même dans l’enfant, cette personnalité absorbante était en germe. « Caractère dominant, impérieux, entêté », disent les notes de Brienne[1]. « Extrêmement porté à l’égoïsme », ajoutent les notes de l’École militaire[2], « ayant beaucoup d’amour-propre, ambitieux, aspirant à tout, aimant la solitude », sans doute parce que, dans une compagnie d’égaux, il ne peut être maître et qu’il est mal à l’aise là où il ne commande pas. — « Je vivais à l’écart de mes camarades, dira-t-il plus tard[3] ; j’avais choisi, dans

  1. Bourrienne, I, 21.
  2. Yung, I, 125.
  3. Mme de Rémusat, I, 267. — Yung, II, 109. De retour en Corse, il prend, d’autorité, le gouvernement de toute la famille. « On ne discutait pas avec lui, dit son frère Lucien ; il se fâchait des moindres observations et s’emportait à la plus petite résistance ; Joseph (l’aîné) même n’osait pas répliquer à son frère. »