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NAPOLÉON BONAPARTE


diverses facultés, si grandes qu’elles soient, celle-ci, l’imagination constructive, est la plus forte. Dès le commencement, on en sentait la chaleur intense et les bouillonnements, sous la froideur et la raideur de ses instructions techniques et positives : « Quand je fais un plan militaire, disait-il à Rœderer, il n’y a pas d’homme plus pusillanime que moi. Je me grossis tous les dangers et tous les maux possibles dans les circonstances. Je suis dans une agitation tout à fait pénible. Cela ne m’empêche pas de paraître fort serein devant les personnes qui m’entourent ; je suis comme une fille qui accouche[1]. Passionnément, avec des frémissements de créateur, il s’absorbe ainsi dans sa création future ; par anticipation et de cœur, il habite déjà sa bâtisse imaginaire : « Général, lui disait un jour Mme de Clermont-Tonnerre, vous construisez derrière

    pent ; car il trouve moyen de les feindre, quoiqu’elles existent réellement. » — Ainsi, au moment de faire à lord Whitworth la scène violente qui rompit le traité d’Amiens, il causait et jouait avec des femmes et avec le petit Napoléon, son neveu, de l’air le plus gai et le plus dégagé : « Tout à coup, on vint l’avertir, que le cercle était formé. Sa physionomie se transforme comme celle d’un acteur, par un changement à vue. Son teint parut presque pâlir à sa volonté ; ses traits se contractèrent. Il se lève, marche précipitamment vers l’ambassadeur anglais, et fulmine pendant deux heures devant deux cents personnes. » (Hansard’s Parliamentary History, t. XXVI, dépêches de lord Whitworth, 1298, 1302, 1310.) — « Il disait souvent que l’homme politique doit calculer jusqu’aux moindres profits qu’il peut faire de ses défauts. » Un jour, après une de ses explosions, il dit à l’abbé de Pradt : « Vous m’avez cru bien en colère : détrompez-vous : chez moi, la colère n’a jamais dépassé çà. » (Il montrait son cou.)

  1. Rœderer, III. (Premiers jours de brumaire an VIII.)