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LE RÉGIME MODERNE

V

Mais cette multitude de notations n’est que la moindre partie de la population mentale qui pullule dans cette cervelle immense, car, sur l’idée qu’il a du réel, germent et fourmillent les conceptions qu’il se fait du possible ; sans ces conceptions, nul moyen de manier et de transformer les choses, et l’on sait s’il les manie, s’il les transforme. Avant d’agir, il a choisi son plan, et, s’il a choisi ce plan, c’est entre plusieurs autres[1], après examen, comparaison et préférence ; il a donc conçu tous les autres. Derrière chaque combinaison adoptée, on entrevoit la foule des combinaisons rejetées ; il y en a par dizaines derrière chaque décision prise, manœuvre effectuée, traité signé, décret promulgué, ordre expédié, et, je dirai même, derrière presque toute action ou parole improvisée, car il met du calcul dans tout ce qu’il fait, dans ses expansions apparentes et jusque dans ses explosions sincères ; quand il s’y abandonne, c’est de parti pris, avec prévision de leur effet, afin d’intimider ou d’éblouir ; il exploite tout d’autrui, et aussi de lui-même, sa passion, ses emportements, ses défauts, son besoin de parler, et il exploite tout pour l’avancement de l’édifice qu’il bâtit[2]. — Certainement, parmi ses

  1. Il disait lui-même : « Je fais toujours mon thème de plusieurs façons. »
  2. Mme de Rémusat, I, 117, 120 : « J’ai entendu M. de Talleyrand s’écrier un jour avec une sorte d’humeur : « Ce diable d’homme trompe sur tous les points : ses passions mêmes vous échap-