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LE RÉGIME MODERNE


prolongée, nous étudions, au lieu des objets, leurs signes ; au lieu du terrain, la carte ; au lieu des animaux qui luttent pour vivre[1], des nomenclatures, des classifications, et, au mieux, des spécimens morts de muséum ; au lieu des hommes sentants et agissants, des statistiques, des codes, de l’histoire, de la littérature, de la philosophie, bref des mots imprimés, et, chose pire, des mots abstraits, lesquels, de siècle en siècle, deviennent plus abstraits, partant plus éloignés de l’expérience, plus difficiles à bien comprendre, moins maniables et plus décevants, surtout en matière humaine et sociale. Dans ce domaine, par l’extension des États, par la multiplication des services, par l’enchevêtrement des intérêts, l’objet, indéfiniment agrandi et compliqué, échappe maintenant à nos prises ; notre idée vague, incomplète, inexacte, y correspond mal ou n’y correspond point ; dans neuf esprits sur dix, et peut-être dans quatre-vingt-dix-neuf esprits sur cent, elle n’est guère qu’un mot ; aux autres, s’ils veulent se représenter

  1. Le point de départ des grandes découvertes de Darwin est la représentation physique et circonstanciée qu’il s’est faite des animaux et végétaux comme vivants, et pendant tout le cours de leur vie, à travers tant de difficultés et sous une si âpre concurrence ; cette représentation manque dans le zoologiste ou botaniste ordinaire, qui n’a dans l’esprit que des préparations anatomiques ou des herbiers. En toute science, la difficulté consiste à se figurer en raccourci, par des spécimens significatifs, l’objet réel, tel qu’il existe hors de nous, et son histoire vraie. Claude Bernard me disait un jour : « Nous saurons la physiologie, lorsque nous pourrons suivre pas à pas une molécule de carbone ou d’azote, faire son histoire, raconter son voyage dans le corps d’un chien, depuis son entrée jusqu’à sa sortie. »