Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 9, 1904.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
NAPOLÉON BONAPARTE


ces épaules étroites dans l’uniforme plissé par les mouvements brusques, ce cou enveloppé par la haute cravate tortillée, ces tempes dissimulées par les longs cheveux plats et retombants, rien en vue que le masque, ces traits durs, heurtés par de forts contrastes d’ombre et de lumière, ces joues creusées jusqu’à l’angle interne de l’œil, ces pommettes saillantes, ce menton massif et proéminent, ces lèvres sinueuses, mobiles, serrées par l’attention, ces grands yeux clairs, profondément enchâssés dans de larges arcades sourcilières, ce regard fixe, oblique, perçant comme une épée, ces deux plis droits qui, depuis la base du nez, montent sur le front comme un froncement de colère contenue et de volonté raidie. Ajoutez-y ce que voyaient ou entendaient les contemporains[1], l’accent bref, les gestes courts et cassants, le ton interrogateur, impérieux, absolu, et vous comprendrez comment, sitôt qu’ils l’abordent, ils sentent la main dominatrice qui s’abat sur eux, les courbe, les serre et ne les lâche plus.

Déjà, dans les salons du Directoire, quand il parle aux hommes ou même aux femmes, c’est par « des questions qui établissent la supériorité de celui qui les fait sur celui qui les subit[2] ». — « Êtes-vous marié ? » dit-il à celui-ci. À celle-là : « Combien avez-vous d’enfants ? » À un autre : « Depuis quand êtes-vous arrivé ? » ou bien : « Quand partez-vous ? » — Devant une Française

  1. Mme de Rémusat, Mémoires, I, 104. — Miot de Melito, I, 84.
  2. Mme de Staël, Considérations, etc., 3e partie, ch. xxvi. — Mme de Rémusat, II, 77.