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LE RÉGIME MODERNE


« créature humaine comme un fait ou une chose, et non comme un semblable. Il ne hait pas plus qu’il n’aime, il n’y a que lui pour lui ; tout le reste des créatures sont des chiffres. La force de sa volonté consiste dans l’imperturbable calcul de son égoïsme ; c’est un habile joueur dont le genre humain est la partie adverse qu’il se propose de faire échec et mat… Chaque fois que je l’entendais parler, j’étais frappée de sa supériorité ; elle n’avait aucun rapport avec celle des hommes instruits et cultivés par l’étude et la société, tels que la France et l’Angleterre peuvent en offrir des exemples. Mais ses discours indiquaient le tact des circonstances, comme le chasseur a celui de sa proie… Je sentais dans son âme comme une épée froide et tranchante qui glaçait en blessant ; je sentais dans son esprit une ironie profonde à laquelle rien de grand ni de beau ne pouvait échapper, pas même sa propre gloire, car il méprisait la nation dont il voulait les suffrages… » — « Tout était chez lui moyen ou but ; l’involontaire ne se trouvait nulle part, ni dans le bien, ni dans le mal… » Nulle loi pour lui, nulle règle idéale et abstraite ; « il n’examinait les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate ; un principe général lui déplaisait comme une niaiserie ou comme un ennemi ». — Regardez maintenant, dans le portrait de Guérin[1], ce corps maigre,

  1. Cabinet des Estampes, portrait de Bonaparte, « dessiné par Guérin, gravé par Fiesinger, déposé à la Bibliothèque nationale le 29 vendémiaire an VII de la république française ».