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NAPOLÉON BONAPARTE


« fois, dit Mme de Staël[1], à son retour en France, après le traité de Campo-Formio. Lorsque je fus un peu remise du trouble de l’admiration, un sentiment de crainte très prononcé lui succéda. » Pourtant « il n’avait alors aucune puissance, on le croyait même assez menacé par les soupçons ombrageux du Directoire » ; on le voyait plutôt avec sympathie, avec des préventions favorables ; « ainsi la crainte qu’il inspirait n’était causée que par le singulier effet de sa personne sur presque tous ceux qui l’approchaient. J’avais vu des hommes très dignes de respect, j’avais vu aussi des hommes féroces ; il n’y avait rien, dans l’impression que Bonaparte produisit sur moi, qui pût me rappeler ni les uns ni les autres. J’aperçus assez vite, dans les différentes occasions que j’eus de le rencontrer pendant son séjour à Paris, que son caractère ne pouvait être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir ; il n’était ni bon, ni violent, ni doux, ni cruel, à la façon des individus à nous connus. Un tel être, n’ayant point de pareil, ne pouvait ni ressentir ni faire éprouver de la sympathie ; c’était plus ou moins qu’un homme ; sa tournure, son esprit, son langage, sont empreints d’une nature étrangère… Loin de me rassurer en voyant Bonaparte plus souvent, il m’intimidait tous les jours davantage. Je sentais confusément qu’aucune émotion du cœur ne pouvait agir sur lui. Il regarde une

  1. Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, 3e partie, ch. xxvi, 4e partie, ch. xviii.