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LE RÉGIME MODERNE


pour que, dans la France qu’il traîne après lui, les âmes ou les esprits réfractaires ne puissent jamais faire un peloton. En conséquence, et par précaution, il leur supprime d’avance tout centre éventuel de ralliement et d’entente. Dorénavant, tout fil qui peut remuer et tirer vers le même but plusieurs hommes ensemble aboutit à lui ; tous ces fils réunis, il les garde et les serre dans sa main fermée, avec un soin jaloux, pour les tendre avec une raideur extrême. Que nul n’essaye de les relâcher ; surtout que nul ne songe à s’en emparer : ils sont à lui, à lui seul, et composent le domaine public, son domaine.

Mais, à côté de ce domaine, il en reconnaît un autre distinct, et, à l’engloutissement total de toutes les volontés dans sa volonté, lui-même il assigne un terme : dans son propre intérêt bien entendu, il n’admet pas que la puissance publique, au moins pour l’ordre civil et la pratique usuelle, soit illimitée, ni surtout arbitraire[1]. — C’est qu’il n’est pas utopiste ou théoricien,

  1. Napoléon Ier et ses lois civiles, par Honoré Pérouse, 280 : « J’ai longtemps calculé et veillé pour parvenir à rétablir l’édifice social. Aujourd’hui, je suis obligé de veiller pour maintenir la liberté publique. » — « Je n’entends pas que les Français deviennent des serfs… ». — « Les préfets abusent en étendant leur autorité… ». — « Le repos et la liberté des citoyens ne doivent pas dépendre de l’exagération ou de l’arbitraire d’un simple administrateur… ». — « Veillez à ce que l’autorité se fasse sentir le moins possible et ne pèse pas inutilement sur les peuples. » (Lettres du 15 janvier 1806, du 6 mars 1807, du 12 janvier 1809 à Fouché, du 7 mars 1807 à Regnaud de Saint-Jean d’Angely). Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, 178. (Paroles du Premier Consul au Conseil d’État) : « La vraie liberté civile dépend de la sûreté de la propriété. Il n’y en a point dans un pays où l’on peut changer chaque année la cote du contribuable. Celui qui a 3000 francs de rente ne sait pas combien il