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LE RÉGIME MODERNE


lier ensemble la tradition despotique et l’innovation tyrannique, leur habileté professionnelle pour fabriquer en toute occasion un lacet d’arguments plausibles et pour étrangler décemment l’individu, leur partie adverse, au profit de l’État, leur éternel patron.

Effectivement, ils avaient presque étranglé leur partie adverse, mais aussi, par contre-coup, leur patron : après quatorze mois de suffocation, la France approchait du suicide physique[1]. Devant ce succès trop grand, on avait dû s’arrêter : ils avaient abandonné la moitié de leur dogme meurtrier ; ils n’en avaient retenu que l’autre moitié, dont l’effet, moins prochain, était moins visible. S’ils n’osaient plus paralyser dans l’homme les actes individuels, ils s’obstinaient toujours à paralyser dans l’individu les actions collectives. — Point de sociétés particulières dans la société générale ; point de corps dans l’État, surtout point de corps spontanés et doués d’initiative, propriétaires et permanents : c’est là le second article du Credo révolutionnaire, et il est une suite directe du premier, qui pose en axiome la souveraineté du peuple et l’omnipotence de l’État. Rousseau, inventeur du premier, avait aussi énoncé le second[2] ; la Constituante l’avait décrété solennellement et appliqué en grand[3] ; les Assemblées suivantes l’avaient appli-

  1. La Révolution, tome VIII, 282.
  2. Contrat social, livre I, chap. III : « Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société particulière dans l’État et que chaque citoyen n’opine que d’après lui(-même). Telle fut l’unique et sublime institution du grand Lycurgue. »
  3. La Révolution, tome III, 264.