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NAPOLÉON BONAPARTE


de belles-lettres[1] disait que, « dans la grandeur incorrecte et bizarre de ses amplifications, il lui semblait voir du granit chauffé au volcan ». Si original d’esprit et de sensibilité, si mal adapté au monde qui l’entoure, si différent de ses camarades, il est clair d’avance que les idées ambiantes, qui ont tant de prise sur eux, n’auront pas de prise sur lui.

Des deux idées dominantes et contraires qui s’entrechoquent, chacune pourrait se le croire acquis, et il n’appartient à aucune. — Pensionnaire du roi qui l’a nourri à Brienne puis à l’École militaire, qui nourrit aussi sa sœur à Saint-Cyr, qui, depuis vingt ans, est le bienfaiteur de sa famille, à qui, en ce moment même, il adresse, sous la signature de sa mère, des lettres suppliantes ou reconnaissantes, il ne le regarde pas comme son général-né, il ne lui vient point à l’esprit de se ranger à ses côtés, de tirer l’épée pour lui ; il a beau être gentilhomme, vérifié par d’Hozier, élevé dans une école de cadets nobles, il n’a point les traditions nobiliaires et monarchiques[2]. — Pauvre et tourmenté par l’ambition,

  1. Ségur, I, 174.
  2. Cf. les Mémoires du maréchal Marmont, I, 15, pour voir les sentiments ordinaires de la jeune noblesse. « En 1792, j’avais pour la personne du roi un sentiment difficile à définir, dont j’ai retrouvé la trace et, en quelque sorte, la puissance, vingt-deux ans plus tard, un sentiment de dévoûment avec un caractère presque religieux, un respect inné comme dû à un être d’un ordre supérieur. Le mot de roi avait alors une magie et une puissance que rien n’avait altérées dans les cœurs droits et purs… Cette religion de la royauté existait encore dans la masse de la nation et surtout parmi les gens bien nés, qui, placés à une assez grande distance du pouvoir, étaient plutôt