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NAPOLÉON BONAPARTE


« et vous ne savez pas ce qui se passe dans l’âme d’un soldat. J’ai grandi sur les champs de bataille, et un homme comme moi se f… de la vie d’un million d’hommes[1]. » Sa chimère impériale en a dévoré bien davantage : entre 1804 et 1815, il a fait tuer plus de 1 700 000 Français nés dans les limites de l’ancienne France[2], auxquels il faut ajouter probablement 2 millions d’hommes nés hors de ces limites et tués pour lui, à titre d’alliés, ou tués par lui, à titre d’ennemis. — Ce que les pauvres Gaulois, enthousiastes et crédules, ont gagné à lui confier deux fois leur chose publique, c’est une double invasion ; ce qu’il leur lègue, pour prix de leur dévouement, après cette prodigieuse effusion de leur sang et du sang d’autrui, c’est une France amputée des quinze départements acquis par la République, privée de la Savoie, de la rive gauche du Rhin,

  1. Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 230 : « Quelques jours auparavant, Napoléon avait dit à M. de Narbonne, qui me le répéta le soir même : « Au bout du compte, qu’est-ce que tout ceci (la campagne de Russie) m’a coûté ? 300 000 hommes, et encore il y avait beaucoup d’Allemands là-dedans. » — Souvenirs inédits du chancelier Pasquier, V, 615 (À propos des bases de Francfort, acceptées par Napoléon trop tard et quand il n’est plus temps) : « Ce qui caractérise cette faute, c’est qu’elle a été commise plus encore contre l’intérêt de la France que contre le sien… Il l’a sacrifiée aux embarras de sa situation personnelle, à la mauvaise honte de son ambition, à la difficulté de se trouver seul, en quelque sorte, en face d’une nation qui avait tout fait pour lui et qui pouvait justement lui adresser le reproche de tant de trésors épuisés, de tant de sang dépensé pour des entreprises démontrées folles et insoutenables. »
  2. Léonce de Lavergne, Économie rurale de la France, 40 (d’après le témoignage de l’ancien directeur de la conscription sous l’Empire).