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LE RÉGIME MODERNE


« sera réduit en poussière. » En 1811, « tout le monde[1] est convaincu que la première, l’inévitable conséquence de la disparition de Napoléon, du maître en qui seul toute la force est concentrée, serait une révolution. » — Chez lui, en France, à cette même date, ses propres serviteurs commencent à comprendre, non seulement que son empire est viager et ne subsistera pas après sa mort, mais que cet empire est éphémère et durera moins que sa vie : car il exhausse incessamment son édifice, et tout ce que sa bâtisse gagne en hauteur, elle le perd en solidité. « L’Empereur est fou, dit Decrès[2] à Marmont, complètement fou ; il nous culbutera tous tant que nous sommes, et tout

  1. M. de Metternich, II, 400 (Lettre du 17 janvier 1811). — Aux heures lucides, Napoléon porte le même jugement. (Cf. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au Conseil d’État, 15) : « Tout cela durera autant que moi, mon fils s’estimera heureux d’avoir 40 000 francs de rente. » — (Ségur, Histoire et Mémoires, III, 155) : « Combien de fois alors (1811) on l’entendit prévoir que le poids de son empire accablerait son héritier ! » — « Pauvre enfant, disait-il en regardant le roi de Rome, que d’affaires embrouillées je te laisserai ! » — Dès le commencement, il lui arrivait parfois de se juger et de prévoir l’effet total de son action dans l’histoire : « Arrivé dans l’île des Peupliers, le Premier Consul s’est arrêté devant le tombeau de J.-J Rousseau et a dit : Il eut mieux valu pour le repos de la France que cet homme n’eut jamais existé. — Eh pourquoi, citoyen consul ? — C’est lui qui a préparé la Révolution française. — Je croyais que ce n’était pas à vous à vous plaindre de la Révolution. — Eh bien ! l’avenir apprendra s’il ne valait pas mieux, pour le repos de la terre, que Rousseau ni moi n’eussions jamais existé. » — Et il reprit d’un air rêveur sa promenade. » — Stanislas de Girardin, Journal et Mémoires, III. Visite du Premier Consul à Ermenonville.
  2. Marmont, Mémoires, III, 337 (Au retour de Wagram).