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LE RÉGIME MODERNE


travaillé, et c’est ainsi que, solidement, à perpétuité, par des manœuvres interdites aux particuliers, mais permises aux hommes d’État, province à province, ils avaient construit la France.

Or, chez leur successeur improvisé, ce principe manque ; sur le trône, comme dans les camps, général, consul ou empereur, il reste officier de fortune et ne songe qu’à son avancement. Par une lacune énorme d’éducation, de conscience et de cœur, au lieu de subordonner sa personne à l’État, il subordonne l’État à sa personne ; au delà de sa courte vie physique, ses yeux ne s’attachent pas sur la nation qui lui survivra ; partant il sacrifie l’avenir au présent, et son œuvre ne peut pas être durable. Après lui, le déluge : peu lui importe que ce terrible mot soit prononcé ; bien pis, il souhaite qu’au fond du cœur, anxieusement, chacun le prononce. « Mon frère, disait Joseph en 1803[1], veut que le besoin de son existence soit si bien senti et que cette existence soit un si grand bienfait, qu’on ne puisse rien voir au delà sans frémir. Il sait, et il le sent, qu’il règne par cette idée plutôt que par la force ou la reconnaissance. Si demain, si un jour, on pouvait se dire : « Voilà un ordre de choses établi et tranquille, voilà un successeur désigné, Bonaparte peut mourir, il n’y aura ni trouble, ni innovation à craindre, » mon frère ne se croirait plus en sûreté… « Telle est la règle de sa conduite. » — En vain les années s’écoulent, jamais il ne songe à mettre la France

  1. Miot de Melito, Mémoires, II, 48, 132.