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NAPOLÉON BONAPARTE


« le forcer à conquérir l’Europe[1]… » : — « Le Premier Consul n’a que trente-trois ans et n’a encore détruit que des États du second ordre. Qui sait ce qu’il lui faudrait de temps pour changer de nouveau la face de l’Europe et ressusciter l’empire de l’Occident ? »

Subjuguer le continent pour le coaliser contre l’Angleterre, tel est désormais son moyen, aussi violent que son but, et son moyen, comme son but, lui est prescrit par son caractère. Trop impérieux et trop impatient pour attendre ou ménager autrui, il ne sait agir sur les volontés que par la contrainte, et ses coopérateurs ne sont jamais pour lui que des sujets sous le nom d’alliés. — Plus tard, à Sainte-Hélène, avec sa force indestructible d’imagination et d’illusion[2], il agitera devant le public des songes humanitaires ; mais, de son propre aveu, pour accomplir son rêve rétrospectif, il lui eût fallu au préalable la soummission totale de l’Europe entière : être un souverain pacificateur et libéral, « un Washington couronné, oui, dira-t-il ; mais je n’y pouvais raisonnablement parvenir qu’au travers de la dictature universelle ; je l’ai prétendue[3] ». — En vain le sens commun lui montre qu’une telle entreprise rallie infailliblement le continent à l’Angleterre, et que son moyen l’écarte de son but. En vain on lui représente à plu-

  1. Lanfrey, II, 476 (Note à Otto, 23 octobre 1802). — Thiers, IV, 249.
  2. Lettre à Clarke, ministre de la guerre, 18 janvier 1814 : « Si, à Leipzig, j’avais eu 30000 coups de canon (à tirer) le 18 au soir, je serais aujourd’hui le maître du monde. »
  3. Mémorial, 30 novembre 1815.