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LE RÉGIME MODERNE


« droit de répondre à toutes vos plaintes par un éternel moi. »

En effet, ce mot répond à tout ; et, pour l’expliquer, il ajoute : « Je suis à part de tout le monde ; je n’accepte les conditions de personne », ni les obligations d’aucune espèce, aucun code, pas même ce code vulgaire de civilité extérieure, qui, atténuant ou dissimulant la brutalité primitive, a permis aux hommes de se rencontrer sans se choquer. Il ne le comprend pas, et il y répugne. « Je n’aime guère[1], dit-il, ce mot vague et niveleur de convenances, que, vous autres, vous jetez en avant à chaque occasion ; c’est une invention des sots pour se rapprocher à peu près des gens d’esprit, une sorte de bâillon social qui gêne le fort et ne sert que le médiocre… Ah ! le bon goût ! Voilà encore une de ces paroles classiques que je n’admets point. » — « Il est votre ennemi personnel, disait un jour M. de Talleyrand ; si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. » — C’est que le bon goût est l’œuvre suprême de la civilisation, le plus intime vêtement de la nudité humaine, le plus adhérent à la personne, le dernier qu’elle garde après qu’elle a rejeté tous les autres, et que, pour Napoléon, ce délicat tissu est encore une entrave ; il l’écarte, d’instinct, parce qu’elle gêne son geste instinctif, le geste effréné, dominateur et sauvage du vainqueur qui terrasse et manie le vaincu.

  1. Mme de Rémusat, I, 277.