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LE RÉGIME MODERNE


« taines victoires ou de changer en succès telle faute de tel maréchal. Quelquefois un général apprend par un bulletin une action qu’il n’a jamais faite ou un discours qu’il n’a jamais tenu. » S’il réclame, on lui enjoint de se taire, ou, en guise de dédommagement, on tolère qu’il pille, qu’il lève des contributions et s’enrichisse. Devenu duc ou prince héréditaire avec un demi-million ou un million de rente en terres, il n’en est pas moins assujetti ; car le créateur a pris ses précautions contre ses créatures : « Voilà des gens, dit-il[1], que j’ai faits indépendants ; mais je saurai bien les retrouver et les empêcher d’être ingrats. » En effet, s’il les a dotés magnifiquement, c’est en domaines découpés dans les pays conquis, ce qui lie leur fortune à sa fortune ; de plus, afin de leur ôter toute consistance pécuniaire, il les pousse exprès, eux et tous ses grands dignitaires, à la dépense : de cette façon, par leurs embarras d’argent, il les tient en laisse : « Sans cesse[2] nous avons vu la plupart des maréchaux, pressés par leurs créanciers, venir solliciter des secours, qu’il accordait selon sa fantaisie ou selon l’intérêt qu’il trouvait à s’attacher à tel ou tel. » Aussi bien, par delà l’ascendant universel que lui confèrent son pouvoir et son génie, il veut avoir sur chacun une prise personnelle, supplémentaire et irrésistible. En conséquence[3], « il cultive soi-

  1. Mme de Rémusat, II, 155, 278.
  2. Ib., II, 45 ; III, 275. (À propos de Savary, son agent le plus intime) : « C’est un homme qu’il faut continuellement corrompre. »
  3. Ib., I, 109 ; II, 247 ; III, 366.