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LES GOUVERNÉS


posé avec intention, par le grand artiste, amateur de contrastes et logicien inexorable, dont la main invisible trace incessamment des figures humaines, et dont l’ironie lugubre ne manque jamais d’assembler côte à côte, en haut relief, le grotesque de la farce et le tragique de la mort. Combien sont morts de misère ? Très probablement beaucoup plus d’un million[1]. — Tâchez d’em-

  1. Il est très difficile d’arriver à des chiffres, même approximatifs ; néanmoins les indices suivants peuvent préciser les idées :

    1° Partout où j’ai pu comparer la mortalité de la Révolution avec celle de l’Ancien Régime, j’ai trouvé la première supérieure à la seconde, même dans les portions de la France qui n’ont point subi la guerre civile, et cet accroissement de la mortalité est très grand, souvent énorme pour les années II, III et IV. — À Troyes, sur 25 282 habitants (année 1790), pendant les cinq années 1786, 1787, 1788, 1789 et 1792 (1790 et 1791 manquent), la moyenne de la mortalité annuelle est de 991 décès, ou 39 décès sur 1000 habitants ; pendant les années II, III, IV, cette moyenne est de 1166, ou 46 sur 1000 habitants ; l’accroissement est donc de 7 décès par an, près d’un cinquième. (Documents communiqués par M. Albert Babeau.) — À Reims, la moyenne de la mortalité annuelle de 1780 à 1789 est de 1350, ce qui, pour les 32 597 habitants (année 1790), donne 41 décès par an sur 1000 habitants. En l’an II, sur 30 703 habitants, on compte 1856 décès, et, en l’an III, 1836 décès, ce qui donne pour chacune de ces deux années 64 décès sur 1000 habitants : accroissement, 23 décès par an, c’est-à-dire plus de moitié en sus. (Chiffres communiqués par M. Jadart, archiviste à Reims.) — À Limoges, la moyenne de la mortalité annuelle était, avant 1789, de 825 décès pour 20 000 habitants, ou de 41 décès par 1000 habitants. Du 12 janvier 1792 au 22 septembre 1794, il y a 3449 décès, c’est-à-dire une moyenne annuelle de 63 décès par 1000 habitants ; l’accroissement est de 22 décès par an, c’est-à-dire de plus de moitié en sus ; et la mortalité porte principalement sur les pauvres, car, sur 2073 personnes qui meurent du 17 janvier 1793 au 22 septembre 1794, plus de la moitié, 1100, meurent à l’hôpital. (Louis Guibert, Anciens registres des paroisses de Limoges, 40, 45, 47.) — À Poitiers, en l’an IX, la population est de 18 223 habitants, et la moyenne de la mortalité pendant les dix dernières années a été de 724 décès par an. Mais, en l’an II,