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LA RÉVOLUTION


celui dont la bourse est pleine n’a qu’à venir et acheter[1] : partant les anciens riches, les propriétaires ou gros rentiers peuvent manger, à condition de donner leurs assignats par liasses, de tirer leur dernier louis de sa cachette, de vendre leurs bijoux, leurs pendules, leurs meubles, leur linge ; et les nouveaux riches, les agioteurs, les fournisseurs, les voleurs heureux et prodigues, qui dépensent pour leur dîner 400, puis 1000, puis 3000, puis 5000 francs, trouvent chez les grands traiteurs bombance, vins fins et chère exquise : le poids de la disette s’est déplacé. — À présent, la classe qui souffre et qui souffre au delà de toute patience, c’est, avec les employés et les petits rentiers[2], la foule des ouvriers, la plèbe urbaine,

  1. Schmidt, ib. (Rapports du 12 germinal an III) : « Les traiteurs et les pâtissiers sont mieux fournis que jamais. » — Mémoires (manuscrits) de M. Dufort de Cheverny : « Ma belle-sœur, avec 40 000 livres de rente sur le Grand-Livre, était réduite à cultiver son jardin, avec ses deux femmes de chambre. M. de Richebourg, ci-devant intendant général des postes, vendait pour vivre tantôt une pendule, tantôt une commode, « Mes amis, nous dit-il, pour vous recevoir aujourd’hui, j’ai mis une pendule dans mon pot. » — Schmidt (Rapports du 17 frimaire an IV) : « Un habitué de la Bourse vend un louis 5000 francs, il dîne pour 1000 livres, et dit hautement : « J’ai dîné pour quatre livres dix sous ; en vérité, c’est délicieux ces assignats ! Je n’aurais pas si bien dîné autrefois pour 12 francs. »
  2. Schmidt (Rapports du 9 frimaire an IV) : « Les rapports nous entretiennent de la peinture affligeante du rentier, ayant vendu ses hardes, vendant ses meubles, et étant, pour ainsi dire, à sa dernière pièce, bientôt ne pouvant plus rien se procurer, réduit à la fatale extrémité de s’ôter la vie. » — Ib., 2 frimaire : « Le rentier est ruiné et ne peut atteindre le prix des subsistances ; les employés sont dans la même position. » — Naturellement, la condition des employés et rentiers empire avec la dépréciation des assignats ; voici le compte d’un ménage à la fin de 1795 (Beaumarchais et son temps, par M. de Loménie,