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LES GOUVERNANTS


Bourdon de l’Oise, d’autres encore, ont chacun, et toute la journée, un espion à leurs trousses : trente députés vont être proscrits, et l’on se dit leurs noms à l’oreille ; là-dessus, soixante découchent, persuadés que le lendemain matin on viendra chez eux les empoigner dans leurs lits[1].

À ce régime prolongé pendant tant de mois, les âmes s’affaissent et se dégradent. « Tout se rapetissait[2] pour passer sous le joug populaire. Tout se faisait peuple… On abjurait costume, manières, élégance, propreté, commodités de la vie, politesse et bienséance. » — On se débraille et on sacre ; on tâche de ressembler aux Montagnards sans-culottes qui « jurent et sont vêtus comme des gens du port[3] », à Armonville, le cardeur, qui siège en bonnet de laine, à Cusset, l’ouvrier en gaze, qui est toujours ivre. Il faut être Robespierre pour se permettre une tenue soignée ; chez les autres qui n’ont pas son ascendant, chez les demi-suspects « du ventre », ce reste de l’ancien régime pourrait être dangereux ; ils font bien de ne pas attirer sur eux l’attention de l’espion mal embouché et sans orthographe[4] ; en séance

  1. Buchez et Roux, XXXIII, 357, 363 (Rapports de police sur les députés, 4 messidor et jours suivants). — Vilate, Causes secrètes de la révolution du 9 au 10 thermidor (liste indiquée par Barère). — Dénonciation par Lecointre (2e édit., 13).
  2. Thibaudeau, I, 47. « Autant on cherche, dans les temps ordinaires, à s’élever, autant on s’efforçait, dans ce temps de calamité, de se rabaisser pour se faire oublier, ou de se dégrader soi-même pour se faire pardonner sa supériorité. »
  3. Mme Roland, Mémoires, I, 52.
  4. Archives nationales, F7. 31167. Ce dossier contient 537 rapports de police, notamment pour nivôse an II. En voici un échan-