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LES GOUVERNANTS


« et de sa vertu ». Sur son chemin, à Bapaume, les patriotes du lieu, les gardes nationaux de passage et les autorités en corps viennent saluer le grand homme. La ville d’Arras illumine pour son arrivée. À la clôture de la Constituante, le peuple l’acclame dans la rue ; on a posé sur sa tête une couronne de chêne, on a voulu traîner son fiacre, on l’a reconduit en triomphe rue Saint-Honoré, chez Duplay, le menuisier qui le loge. — Là, dans une de ces familles où la demi-bourgeoisie confine au peuple, parmi des âmes neuves sur lesquelles les idées générales et les tirades oratoires ont toute leur prise, il a trouvé des adorateurs ; on boit ses paroles ; on a pris de lui l’opinion qu’il a de lui-même ; pour tous les gens de la maison, mari, femme et filles, il est le grand patriote, le sage infaillible ; soir et matin, il rend des oracles, il respire un nuage d’encens, il est un dieu en chambre. Pour arriver jusqu’à lui, les croyants font queue dans la cour[1] ; admis un à un dans le salon, ils se recueillent devant ses portraits au crayon, à l’estompe, au bistre, à l’aquarelle, devant ses petits bustes en terre rouge ou grise ; puis, sur un signe de sa main saisi à travers la porte vitrée, ils pénètrent dans le sanctuaire où il trône, dans le cabinet réservé où son principal buste, accompagné de vers et de devises, le remplace quand il est absent. — Ses fidèles sont à genoux devant lui, et les femmes encore plus que les hommes. Le jour où, devant la

  1. La Révellière-Lépeaux, Mémoires. — Barbaroux, Mémoires, 358. (Tous les deux, après une visite.)