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LES GOUVERNANTS


franche et de première main. On dirait que, par lui-même, il n’a rien vu, qu’il ne peut ni ne veut rien voir, qu’entre lui et l’objet, des idées postiches se sont interposées à demeure[1] : il les combine par le procédé logique, et simule la pensée absente par un jargon d’emprunt ; rien au delà. À ses côtés les autres Jacobins parlent aussi ce jargon d’école ; mais nul ne le débite et ne s’y espace aussi longuement et aussi complaisamment que lui. Pendant des heures, on tâtonne à sa suite, parmi les ombres indéterminées de la politique spéculative, dans le brouillard froid et fondant des généralités didactiques, et, à travers tant de tirades incolores, on tâche en vain de saisir quelque chose : rien ne demeure entre les doigts. Alors, avec étonnement, on se demande ce qu’il a dit et pourquoi il parle ; la réponse est qu’il n’a rien dit et qu’il parle pour parler, en sectaire devant les sectaires : ni le prédicant, ni son auditoire ne se lasseront jamais, l’un de faire tourner, l’autre de voir tourner la manivelle à dogmes. Et c’est tant mieux si elle est vide ; plus elle est vide, plus elle tourne aisément et vite. Bien pis, dans le mot vide, il introduit le sens contraire ; ce qu’il entend par ses grands mots, justice, humanité, ce sont des abatis de têtes. Ainsi

  1. Lire notamment son discours sur la Constitution (10 mai 1793), son rapport sur les principes du gouvernement républicain (25 décembre 1793), son discours sur le rapport des idées religieuses et morales avec les principes républicains (7 mai 4794), et son discours du 8 thermidor. — Carnot, Mémoires, II, 512 : « Dans les délibérations d’affaires, il n’apportait que de vagues généralités. »