Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 7, 1904.pdf/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
217
LES GOUVERNANTS


des principes ou des combinaisons de cabinet[1] ; il s’en est écarté par instinct, peut-être aussi par mépris : il n’en avait pas besoin, il n’aurait su qu’en faire. Les systèmes sont des béquilles à l’usage des impotents, et il est valide ; les formules sont des lunettes à l’usage des myopes, et il a de bons yeux. « Il avait peu lu, peu médité, dit un témoin lettré et philosophe[2] ; il ne savait presque rien, et il n’avait l’orgueil de rien deviner ; mais il regardait et voyait. Sa capacité naturelle, qui était très grande et qui n’était remplie de rien, se fermait naturellement aux notions vagues, compliquées et fausses, et s’ouvrait naturellement à toutes les notions d’expérience dont la vérité était manifeste… » Partant, « son coup d’œil sur les hommes et les choses, subit, net, impartial et vrai, avait la prudence solide et pratique ». Se représenter exactement les volontés divergentes ou concordantes, superficielles ou profondes, actuelles ou possibles des différents partis et de vingt-six millions d’âmes, évaluer juste la grandeur des résistances probables et la grandeur des puissances disponibles, apercevoir et saisir le moment décisif qui est unique, combiner les moyens d’exécution, trouver les hommes d’action, mesurer l’effet

  1. Garat, Mémoires, 311 : « Danton n’avait fait aucune étude suivie de ces philosophes qui, depuis un siècle à peu près, ont aperçu, dans la nature humaine, les principes de l’art social. Il n’avait point cherché dans ses propres méditations les vastes et simples combinaisons qu’un vaste empire exige… Il avait cet instinct du grand qui fait le génie, et cette circonspection silencieuse qui fait la raison. »
  2. Ib., 311, 312.