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LE PROGRAMME JACOBIN


en vain pour le démentir ; toute sensation est personnelle. Ma souffrance et ma jouissance ne sauraient m’être contestées, non plus que mon attrait pour les choses qui me procurent l’une, et ma répulsion pour les choses qui me procurent l’autre. On ne peut donc définir arbitrairement l’intérêt de chacun ; indépendamment du législateur et en fait, cet intérêt existe ; il n’y a plus qu’à le constater, à constater ce que chacun préfère. Selon les races, les temps, les lieux et les circonstances, les préférences varient ; mais, parmi les choses dont la possession est toujours désirée et la privation toujours redoutée, il en est une dont la possession, désirée directement et pour elle-même, devient, par le progrès de la civilisation, de plus en plus douce, et dont la privation, redoutée directement et pour elle-même, devient, par le progrès de la civilisation, de plus en plus amère, je veux dire, pour chacun, l’entière disposition de son être, la pleine propriété de son corps et de ses biens, la faculté de penser, croire, prier à sa guise, de s’associer à d’autres, et d’agir seul ou avec ces autres, en tous sens et sans entraves, bref sa liberté. Que cette liberté soit aussi large qu’il se pourra, voilà, en tout temps, l’un des grands besoins de l’homme, et voilà, de nos jours, son besoin le plus fort. Il y a de cela deux raisons, l’une naturelle, l’autre historique. — Par nature, il est un individu, c’est-à-dire un petit monde distinct, un centre à part dans un cercle fermé, un organisme détaché, complet en lui-même et qui souffre lorsque ses tendances spontanées sont contra-